ACTE I, SCÈNE III.

Le Comte, Don Diègue.

LE COMTE.

Enfin vous l'emportez, et la faveur du Roi

Vous élève en un rang qui n'était dû qu'à moi,

Il vous fait Gouverneur du prince de Castille.

DON DIÈGUE.

Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille

Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez

Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes,

Ils peuvent se tromper comme les autres hommes,

Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans

Qu'ils savent mal payer les services présents.

DON DIÈGUE.

Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite,

La faveur l'a pu faire autant que le mérite,

Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,

De n'examiner rien, quand un roi l'a voulu.

À l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre,

Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre :

Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils,

Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis,

Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE.

À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre,

Et le nouvel éclat de votre dignité

Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité. [...]

Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait,

Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.

DON DIÈGUE.

Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie,

Il lira seulement l'histoire de ma vie.

Là, dans un long tissu de belles actions,

Il verra comme il faut dompter des nations,

Attaquer une place, ordonner une armée,

Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE.

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir,

Un prince dans un livre apprend mal son devoir.

Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,

Que ne puisse égaler une de mes journées ?

Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui,

Et ce bras du Royaume est le plus ferme appui. [...]

Le prince à mes côtés ferait dans les combats

L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ?

Il apprendrait à vaincre en me regardant faire,

Et pour répondre en hâte à son grand caractère,

Il verrait...

DON DIÈGUE.

Je le sais, vous servez bien le Roi,

Je vous ai vu combattre et commander sous moi :

Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,

Votre rare valeur a bien rempli ma place ;

Enfin, pour épargner les discours superflus,

Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.

Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence

Un monarque entre nous met quelque différence.

LE COMTE.

Ce que je méritais, vous l'avez emporté.

DON DIÈGUE.

Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité.

LE COMTE.

Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.

DON DIÈGUE.

En être refusé n'en est pas un bon signe. [...]

LE COMTE.

Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.

DON DIÈGUE.

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

LE COMTE.

Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.

DON DIÈGUE.

Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.

LE COMTE.

Ne le méritait pas ! Moi ?

DON DIÈGUE.

Vous.

LE COMTE.

Ton impudence,

Téméraire vieillard, aura sa récompense.

Il lui donne un soufflet.